2

 

Tout espoir était maintenant envolé de provoquer une réunion des navires afin d’opposer à Delagard la volonté de l’ensemble de la communauté de Sorve, puisqu’elle se réduisait à treize individus. Leur véritable destination était maintenant connue de tous les passagers de l’unique navire restant. Certains, tels Kinverson ou Gharkid, semblaient n’en avoir que faire ; pour eux, toutes les destinations se valaient. Certains autres – Neyana, Pilya, Lis – ne s’opposeraient probablement pas aux décisions de Delagard, aussi aberrantes fussent-elles. Un autre au moins, le père Quillan, était l’allié déclaré de l’armateur dans sa quête de la Face.

Il ne restait donc que Dag Tharp, Dann Henders, Léo Martello, Sundira et Onyos Felk. Felk ne pouvait pas souffrir Delagard. Parfait, se dit Lawler. En voilà un qui sera de mon côté. Tharp et Henders avaient déjà eu une prise de bec avec Delagard et ils ne reculeraient certainement pas devant un autre affrontement. Mais Martello était un employé fidèle et Lawler ne savait pas très bien de quel côté il se placerait en cas d’épreuve de force avec l’armateur. Même Sundira représentait une inconnue. Malgré l’intimité qui semblait se développer entre eux, rien ne permettait à Lawler de présumer qu’elle se rangerait dans son camp. Peut-être éprouvait-elle de la curiosité, peut-être était-elle désireuse de découvrir la véritable nature de la Face. Il ne fallait pas oublier que l’étude de la vie des Gillies était pour elle une passion.

Ils seraient donc quatre, au mieux six, contre tous les autres. Cela ne faisait même pas la moitié des passagers. Ce n’est pas suffisant, songea Lawler.

Il commençait à se dire qu’il était vain de chercher à contrecarrer les plans de Delagard. L’armateur était une force trop puissante pour être jugulée. Il était comme la Vague : on pouvait ne pas aimer où il vous entraînait, mais il n’y avait pas grand-chose à faire pour s’y opposer. Vraiment pas grand-chose.

En réaction à la catastrophe, Delagard semblait bouillonner d’une énergie inépuisable et il donnait des instructions pour préparer le navire à la reprise du voyage. Les mâts étaient remis en état et les voiles hissées. L’homme énergique et résolu paraissait maintenant mû par une vitalité démoniaque et implacable, celle d’une force de la nature. L’analogie avec la Vague était appropriée. La perte de ses précieux navires semblait avoir redoublé la détermination de l’armateur. Se dépensant sans mesure, débordant d’une folle énergie, lançant une multitude d’ordres d’une voix tonitruante, il se mouvait au centre d’un tourbillon incessant qui le rendait presque impossible à approcher et interdisait à quelqu’un comme Lawler d’aller le voir pour lui dire : « Nid, nous ne pouvons pas vous laisser conduire ce navire où vous avez décidé. »

Le matin suivant le passage de la Vague, il y avait de nouvelles ecchymoses et de nouvelles coupures sur le visage de Lis Niklaus.

— Je ne lui ai absolument rien dit, confia-t-elle à Lawler tandis qu’il réparait les dégâts. Dès que nous sommes entrés dans la cabine, il est devenu comme fou et il a commencé à me frapper.

— Cela s’était déjà produit ?

— Pas comme ça, non. Il se conduit comme un dément. Peut-être a-t-il cru que j’allais dire quelque chose qui ne lui plairait pas. La Face, la Face, la Face, c’est devenu une obsession pour lui ! Il en parle même dans son sommeil ! Il négocie des contrats, il menace des concurrents, il promet des miracles… Et je ne sais quoi encore.

Aussi forte, aussi vigoureuse fût-elle, Lis semblait devenue fragile et rabougrie, comme si Delagard la vidait de toute son énergie pour se l’approprier.

— Plus je reste avec lui, poursuivit-elle, plus il me fait peur. On s’imagine que ce n’est qu’un riche armateur qui ne pense qu’à boire et à manger, à baiser et à s’enrichir toujours plus, on se demande bien pour quoi faire, d’ailleurs. Et puis, de temps en temps, il s’ouvre un tout petit peu et ce qu’on découvre en lui, ce sont des démons.

— Des démons ?

— Des démons, des visions, des fantasmes… Je ne sais pas. Il s’imagine que cette grande île fera de lui une sorte d’empereur, peut-être même un dieu, que tout le monde sera à ses ordres, pas seulement notre petit groupe, mais les humains des autres îles et même les Gillies. Et les habitants d’autres planètes. Savez-vous qu’il a l’intention de construire un astroport ?

— Oui, dit Lawler, il m’en a parlé.

— Et il le fera. Il obtient tout ce qu’il veut. Jamais il ne prend de repos, jamais il ne renonce. Il réfléchit dans son sommeil. Et je parle sérieusement. Comptez-vous faire quelque chose pour essayer de l’arrêter, docteur ? demanda-t-elle en portant la main à une meurtrissure sur sa joue gauche, entre l’œil et la pommette.

— Je n’en suis pas sûr.

— Soyez prudent. Si vous essayez de vous mettre en travers de son chemin, il vous tuera. Même vous, docteur. Il vous tuera aussi froidement qu’un poisson.

 

La Mer Vide semblait bien porter son nom. Limpide, unie comme un miroir ; pas une île, pas un récif de corail, pas un coup de vent, pas de nuages, ou si peu, dans le ciel. Le soleil ardent faisait miroiter de longues traînées bleu-gris sur les flots indolents. Les vents étaient faibles et capricieux. Les lames de fond se faisaient de plus en plus rares et elles étaient sans force, de simples ondulations ridant la surface de la mer et qu’ils franchissaient aisément. Mais la vie aquatique, elle aussi, devenait de plus en plus réduite. Kinverson mettait inutilement ses lignes à l’eau et les filets que Gharkid remontait ne contenaient que d’infimes quantités d’algues comestibles. De loin en loin, les voyageurs apercevaient un banc de poissons qui passaient en lançant des éclairs argentés ou ils voyaient folâtrer à distance des créatures de plus grande taille, mais il était rare qu’un animal vienne assez près pour se faire prendre. Les stocks du bord, les réserves d’algues et de poisson séché étant presque épuisés, Delagard donna l’ordre de réduire les rations. Ils allaient, semblait-il, souffrir de la faim jusqu’au terme du voyage. De la faim, mais aussi de la soif. Ils n’avaient pas eu le temps de sortir des récipients pour profiter de la pluie diluvienne qui s’était abattue sur le navire juste avant l’arrivée de la Vague. Et maintenant, sous un ciel imperturbablement serein, le niveau baissait de jour en jour dans les tonneaux.

Lawler demanda à Onyos Felk de lui indiquer leur position sur la carte. Comme à son habitude, le cartographe demeura imprécis, mais il montra un point, très loin dans la Mer Vide, à mi-chemin entre l’équateur et l’emplacement supposé de la Face des Eaux.

— Vous en êtes sûr ? demanda Lawler. Pouvons-nous vraiment avoir avancé aussi loin ?

— La Vague se déplaçait à une vitesse incroyable. Elle nous a transportés toute la journée et c’est un miracle si le navire ne s’est pas disloqué.

— Nous nous sommes engagés trop loin pour faire demi-tour, n’est-ce pas ? poursuivit Lawler en étudiant la carte.

— Qui parle de faire demi-tour ? Vous ? Moi ? Assurément pas Delagard.

— C’était une hypothèse, dit Lawler. Juste une hypothèse.

— Nous avons intérêt à continuer, dit Felk d’un ton lugubre. En fait, nous n’avons pas le choix. Il y a derrière nous de si vastes étendues désertes que, si nous décidions maintenant de repartir vers des eaux connues, nous mourrions probablement de faim avant d’avoir touché une île. Notre seule chance est de découvrir la Face. Nous y trouverons peut-être de la nourriture et de l’eau douce.

— C’est vraiment ce que vous pensez ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? dit Felk.

 

— Avez-vous une minute, docteur ? demanda Léo Martello. J’aimerais vous montrer quelque chose.

Lawler triait ses papiers dans sa cabine. Il avait devant lui trois boîtes contenant les dossiers médicaux de soixante-quatre ex-habitants de l’île de Sorve présumés disparus en mer. Lawler avait âprement combattu pour obtenir l’autorisation de les emporter et, pour une fois, il avait obtenu gain de cause. Et maintenant ? Fallait-il les garder ? Pour quoi faire ? Pour le cas où les cinq navires réapparaîtraient avec leur équipage au complet ? Les conserver pour une utilisation ultérieure par un historien de l’île ?

Si quelqu’un faisait plus ou moins œuvre d’historien, c’était Martello. Peut-être aimerait-il disposer de ces documents devenus inutiles pour la rédaction des chants suivants de son poème épique.

— Que voulez-vous, Leo ?

— Je viens d’écrire quelques vers sur la Vague, dit Martello. Ce qui nous est arrivé, l’endroit où nous trouvons, notre destination et tout cela. Je me suis dit que vous aimeriez peut-être regarder ce que j’ai fait.

Il adressa au médecin un sourire éclatant. Ses yeux bruns brillaient d’une vive excitation. Lawler comprit que Martello devait être immensément fier de lui et qu’il était avide de louanges. Il se prit à envier l’exubérance, la nature expansive et l’enthousiasme sans limites du jeune homme. Martello était capable de trouver de la poésie aux moments les plus noirs de ce voyage voué à l’échec. Stupéfiant.

— N’avez-vous pas le sentiment de brûler les étapes ? demanda Lawler. Aux dernières nouvelles, vous en étiez au début de la vague d’émigration et à la colonisation des premières planètes.

— C’est vrai. Mais je finirai bien par arriver à la partie du poème qui parle de notre vie sur Hydros et ce voyage y occupera une place importante. Alors, je me suis dit : pourquoi ne pas le faire maintenant, tant que le souvenir en est tout frais, au lieu d’attendre quarante ou cinquante ans et de l’écrire à la fin de ma vie ?

En effet, se dit Lawler. Pourquoi pas ?

Depuis plusieurs semaines, Martello laissait repousser ses cheveux sur son crâne maintenant recouvert d’une couche drue de poils bruns qui le rajeunissait d’une dizaine d’années. Si un passager du navire devait encore vivre cinquante ans, et même soixante-dix, c’était Martello. Cela lui laissait beaucoup de temps pour écrire de la poésie. Mais il était quand même préférable de coucher tout de suite sur le papier ses impressions poétiques.

— Très bien, dit Lawler en tendant la main, jetons un coup d’œil à ce que vous avez fait.

Il lut quelques vers et fit semblant de parcourir le reste. C’était un long texte écrit d’un seul jet, aussi filandreux et sentimental que le passage du grand poème épique que Martello lui avait montré, mais cette partie possédait au moins la vigueur d’un souvenir personnel.

 

Des cieux ténébreux un déluge tomba

Nous en fûmes mouillés et trempés jusqu’aux os.

Tandis que nous luttions pour garder l’équilibre

Survint un ennemi bien plus terrible encore.

La Vague nous apparut ! Et la peur nous saisit,

Elle nous noua la gorge et nous glaça le cœur.

La Vague redoutable ! Adversaire implacable,

Une muraille noire se dressant sur les flots.

Et nous étions tremblants, réduits au désespoir,

Tandis que nos genoux soudain se dérobaient,…

 

— C’est très émouvant, Léo, dit Lawler en relevant la tête.

— Je crois que j’ai atteint un autre niveau. Pour tous ces récits historiques, j’avançais à tâtons, de l’extérieur, pour ainsi dire. Mais là… J’y étais…

Il leva les deux mains, les doigts écartés.

— Je n’avais qu’à écrire, aussi vite que ma plume courait sur le papier.

— Vous étiez inspiré.

— Oui, c’est le mot, dit Martello en prenant timidement la liasse de feuilles. Je pourrais vous laisser le manuscrit, si vous avez envie de le lire plus attentivement.

— Non, non, merci. J’aime autant attendre que vous ayez terminé ce chant. Vous n’avez pas encore fait le récit de notre retour sur le pont après le passage de la Vague, quand nous avons découvert que nous étions au milieu de la Mer Vide.

— J’ai préféré attendre un peu. Jusqu’à ce que nous arrivions à la Face des Eaux. Cette partie du voyage n’est pas très intéressante, n’est-ce pas ? Il ne se passe absolument rien. Mais quand nous arriverons à la Face…

Il s’interrompit, mais son silence était éloquent.

— Alors ? dit Lawler. Que se passera-t-il, à votre avis ?

— Des miracles, docteur, répondit Martello, les yeux étincelants. Des merveilles, des prodiges et toutes sortes de choses fabuleuses. J’ai hâte d’être arrivé ! J’écrirai sur la Face un chant que Homère lui-même serait fier d’avoir composé. Homère en personne !

— Je n’en doute pas, dit Lawler.

Des poissons-taupe surgirent brusquement de nulle part, par centaines. Il n’y avait eu aucun signe de leur présence et la mer semblait même encore plus vide qu’elle ne l’avait jamais été depuis que le navire y voguait.

Mais, dans la chaleur torride de midi, elle s’ouvrit et lança des escadrilles de poissons-taupe à l’assaut du bâtiment. Ils bondirent de l’eau en formation serrée et assaillirent le navire par le travers. En percevant les premiers vrombissements, Lawler, qui se trouvait sur le pont, se jeta machinalement à l’abri du mât de misaine. Des nuées de poissons-taupe, long d’un demi-mètre et gros comme le bras, fendaient l’air tels des projectiles mortels. Leurs ailes pointues et cartilagineuses étaient déployées et, sur leur dos, se hérissaient des rangées de poils durs et tranchants.

Certains survolèrent le pont en décrivant une ample courbe avant de tomber à la verticale dans une grande gerbe d’eau. D’autres se fracassèrent contre les mâts ou sur le gaillard d’avant, s’engouffrèrent dans les voiles gonflées ou achevèrent simplement leur vol au-dessus du navire et atterrirent sur le pont où ils se tordirent dans des mouvements convulsifs. Lawler en vit deux passer tout près de lui, côte à côte, une lueur méchante dans leurs yeux ternes. Puis trois autres arrivèrent, si serrés qu’ils semblaient unis comme par un joug. Et d’autres encore, en si grand nombre qu’il était impossible de les compter. Il ne pouvait plus gagner l’abri de l’écoutille ; la seule solution, c’était de baisser la tête, de se faire aussi petit que possible et d’attendre.

Il entendit un cri un peu plus loin sur le pont et, de la direction opposée, lui parvint un grognement de colère. Levant précautionneusement la tête, il vit Pilya Braun dans la mâture. Elle s’efforçait de garder l’équilibre tout en repoussant désespérément une nuée d’assaillants. Une de ses joues était entaillée et du sang coulait de la blessure.

Un poisson-taupe au corps rebondi effleura le bras de Lawler, mais sans faire de dégâts ; les piquants du dos étaient de l’autre côté. Un autre traversa le pont juste au moment où Delagard sortait par l’écoutille. L’animal ailé le frappa en pleine poitrine, traçant sur sa chemise une longue marque qui rougit aussitôt, et tomba à ses pieds en se tortillant. L’armateur écrasa sauvagement du talon la tête de l’animal.

Pendant trois ou quatre minutes, les poissons-taupe passèrent comme une grêle de javelots. Puis l’attaque cessa brusquement.

Le ciel était dégagé, la mer calme, unie, comme une feuille de verre s’étirant jusqu’à l’horizon.

— Les salauds ! lança Delagard d’une voix sourde. Je les anéantirai ! Je les exterminerai jusqu’au dernier !

Quand ? Quand la Face des Eaux aurait fait de lui le chef suprême de toute la planète ?

— Laissez-moi regarder cette coupure, Nid, lui dit Lawler.

— Ce n’est qu’une égratignure, dit Delagard en le repoussant. Je ne sens déjà plus rien.

— Comme vous voulez.

Neyana Golghoz et Natim Gharkid sortirent par l’écoutille et entreprirent de regrouper en tas les poissons-taupe morts et mourants. Martello, qui avait une profonde entaille au bras et une rangée de piquants fichés dans le dos, vint faire constater les dégâts à Lawler. Le médecin lui demanda d’aller l’attendre dans l’infirmerie. Pilya descendit de son mât et montra à son tour ses blessures : une balafre sur la joue et une coupure juste sous les seins.

— Je pense qu’il faudra vous poser quelques points de suture, dit-il. Souffrez-vous beaucoup ?

— Ça pique un peu. Oui, ça brûle… En fait, ça brûle beaucoup. Mais cela ira.

Elle lui sourit. Lawler perçut dans ses yeux brillants la tendresse qu’elle éprouvait encore pour lui, ou le désir, il ne savait pas très bien. Elle savait qu’il couchait avec Sundira Thane, mais cela semblait ne rien changer pour elle. Lawler se demanda si, au fond d’elle-même, elle ne se réjouissait pas de s’être fait taillader par les poissons-taupe ; elle recevrait ainsi toute son attention, elle sentirait sur sa peau le contact de ses mains. La patiente dévotion dont elle faisait montre emplissait Lawler de tristesse.

Delagard, dont la blessure continuait de saigner, revint au moment où Neyana et Gharkid s’apprêtaient à jeter par-dessus bord leur tas de poissons-taupe.

— Attendez ! s’écria brusquement l’armateur. Nous n’avons pas eu de poisson frais depuis plusieurs jours.

Gharkid le regarda, frappé de stupeur.

— Vous voulez manger du poisson-taupe, monsieur le capitaine ?

— Cela ne coûte rien d’essayer, dit Delagard.

Le goût de la chair cuite du poisson-taupe évoquait une serpillière ayant trempé quinze jours dans de l’urine. Lawler parvint à en avaler trois bouchées avant de renoncer, secoué de haut-le-cœur. Kinverson et Gharkid refusèrent d’y goûter. Dag Tharp, Henders et Pilya laissèrent leur assiette intacte, mais Léo Martello mangea courageusement la moitié d’un poisson. Le père Quillan en prit un peu, du bout des lèvres, avec un dégoût manifeste et un gros effort de volonté, comme s’il avait fait vœu à la Vierge de manger tout ce que l’on posait devant lui, aussi répugnant que ce fût.

Delagard termina sa portion et réclama du rabiot.

— Vous aimez vraiment cela ? demanda Lawler.

— Il faut bien manger, non ? Il faut entretenir ses forces. Vous n’êtes pas d’accord, doc ? Puisqu’il faut des protéines, j’en prends. Qu’en dites-vous, doc ? Allez, mangez un peu plus.

— Merci, dit Lawler. Je crois que je vais essayer de m’en passer.

 

Il remarqua certains changements chez Sundira. Depuis que leur route avait changé et que leur destination était connue, elle semblait s’être libérée des contraintes qu’elle faisait peser sur sa vie intime. Leurs rendez-vous n’étaient plus marqués de longues plages de silence tendu entrecoupées de quelques propos futiles. Dans le recoin sombre et humide de la cale dont ils avaient fait leur petit nid d’amour, elle se découvrait en longs monologues révélant des pans entiers de son passé.

— J’étais une petite fille curieuse, trop curieuse pour mon bien, sans doute. J’aimais patauger dans la baie et ramasser toutes sortes de petits animaux qui me pinçaient et me mordaient. Un jour, j’avais à peu près quatre ans, j’ai glissé un petit crabe dans mon vagin.

Lawler fit une grimace et elle éclata de rire.

— Je ne sais pas si c’était pour découvrir ce qui allait arriver au crabe ou à mon vagin, poursuivit Sundira. Cela n’a pas semblé déranger le crabe, mais mes parents étaient fous d’inquiétude.

Le père de Sundira était le maire de l’île de Khamsilaine. Le terme maire désignait, semblait-il, celui qui exerçait l’autorité sur les habitants d’une île de la Mer d’Azur. La population de Khamsilaine était importante, près de cinq cents colons. Pour Lawler, cela représentait une multitude d’individus, une collectivité extraordinairement complexe. Sundira ne parlait de sa mère que d’une manière très vague. C’était une femme cultivée, peut-être une historienne spécialisée dans l’étude de la migration galactique de l’humanité, mais elle était morte très jeune et Sundira se souvenait à peine d’elle. Sundira avait à l’évidence hérité de l’esprit d’investigation de sa mère. Elle était en particulier fascinée par les Gillies… ou plutôt les Habitants, puisque tel était le nom officiel qu’elle prenait soin de leur donner, mais qui, aux yeux de Lawler, avait quelque chose de lourd et de pompeux. À quatorze ans, Sundira avait commencé, en compagnie d’un garçon un peu plus âgé qu’elle, à espionner les cérémonies secrètes des Habitants de l’île de Khamsilaine. Elle avait également eu, avec ce garçon, sa première expérience sexuelle. Elle le mentionna en passant à Lawler qui, à son grand étonnement, en éprouva une vive jalousie. Avoir si jeune pour maîtresse une fille aussi fascinante que Sundira ! Quel privilège ! Lawler avait connu des filles en quantité suffisante pendant son adolescence, quand il parvenait à s’échapper du vaargh de son père où ses longues heures d’étude le confinaient, mais ce n’était pas leur esprit curieux qui l’attirait. Il se demanda fugitivement ce qu’aurait été sa vie si Sundira avait vécu sur l’île de Sorve à cette époque. Et s’il l’avait épousée, elle, au lieu de Mireyl. Une supposition ahurissante : plusieurs décennies d’intimité avec cette femme extraordinaire au lieu de l’existence solitaire, marginale qu’il avait choisi de mener. Une vie de famille, une relation durable.

Il chassa ces pensées troublantes. Ce n’était que vaine imagination… Sundira et lui avaient passé leur jeunesse à des milliers de kilomètres et à de nombreuses années de distance. Et même si les choses s’étaient passées de cette manière, même s’ils avaient construit sur Sorve quelque chose de durable, tout aurait été détruit par l’expulsion de l’île. Tous les chemins menaient à cet exil flottant, à cette coquille de noix perdue dans l’immensité de la Mer Vide.

L’esprit investigateur de Sundira avait fini par provoquer un grave scandale. À l’époque, son père était encore maire, elle avait un peu plus de vingt ans et vivait seule, un peu en marge de la communauté humaine de Khamsilaine, et elle fréquentait les Habitants autant qu’ils le lui permettaient.

— C’était pour moi une sorte de défi intellectuel. Je voulais apprendre tout ce qu’il était possible d’apprendre sur le monde. Et cela passait par la connaissance des Habitants. J’étais sûre qu’il y avait là quelque chose d’important, quelque chose qu’aucun humain ne voyait.

Comme elle parlait couramment le langage des Habitants, un talent très rare à Khamsilaine, à ce qu’il semblait, son père l’avait nommée ambassadrice auprès des Habitants et tous les contacts entre les deux communautés passaient par son entremise. Sundira partageait son temps entre le village des Habitants, au sud de son île, et l’autre partie réservée aux humains. Selon l’habitude de leur race, la plupart des Habitants toléraient tout juste sa présence. Certains lui étaient franchement hostiles, mais d’autres avaient avec elle une attitude presque amicale. Sundira avait parfois le sentiment de connaître ces derniers en tant qu’individus et non comme les énormes, menaçantes et mystérieuses créatures indifférenciées qu’ils étaient le plus souvent aux yeux des humains.

— Notre erreur, à eux comme à moi, fut justement d’établir des relations trop étroites. J’ai abusé de cette intimité. Certaines scènes auxquelles j’avais assisté quand j’étais plus jeune, du temps où je les épiais avec Tomas, me sont revenues en mémoire. J’ai posé des questions. On m’a fait des réponses évasives, des réponses qui ont piqué ma curiosité. J’ai donc décidé qu’il me fallait recommencer à les épier.

Quoi que Sundira eût surpris dans les lieux de réunion secrets des Gillies, elle semblait incapable d’en communiquer la nature à Lawler. Peut-être était-ce dans un souci de discrétion, peut-être parce qu’elle n’en avait pas assez vu pour tout comprendre. Elle fit allusion à des cérémonies et des communions, des rites et des mystères, mais le flou de ses descriptions semblait plutôt provenir de ses propres perceptions que d’un refus de partager avec lui ce qu’elle savait.

— Je suis retournée dans les endroits où j’étais allée avec Tomas une dizaine d’années auparavant, mais, cette fois, je me suis fait surprendre. J’ai cru qu’ils allaient me tuer. Finalement, ils m’ont conduite auprès de mon père et c’est à lui qu’ils ont donné l’ordre de me tuer. Il leur a promis de me noyer et ils ont semblé accepter ce châtiment. Nous sommes partis dans une barque de pêche et j’ai sauté par-dessus bord. Mais il avait pris ses dispositions pour qu’un navire de Simbalimak m’attende sur l’arrière de l’île. J’ai nagé pendant trois heures avant de trouver ce bâtiment et je ne suis jamais retournée à Khamsilaine. Je n’ai jamais revu mon père et je ne lui ai jamais reparlé.

— Alors, toi aussi, dit Lawler en effleurant sa joue de la main, tu as une idée de ce que peut être l’exil.

— Oui, j’en ai une idée.

— Et tu ne m’avais jamais rien dit.

— À quoi bon ? fit-elle en haussant les épaules. Tu souffrais tellement. Te serais-tu senti mieux si je t’avais expliqué que, moi aussi, j’avais été obligée de quitter mon île natale ?

— Peut-être.

— Je me le demande, dit-elle.

 

Un ou deux jours plus tard, ils se retrouvèrent dans la cale et, après l’amour, elle lui parla encore de son passé. D’abord une année à Simbalimak : une liaison amoureuse assez sérieuse dont elle avait déjà fait mention et de nouvelle tentatives pour percer les secrets des Gillies qui s’étaient terminées d’une manière presque aussi désastreuse que ses manœuvres d’espionnage à Khamsilaine. Puis elle avait poursuivi son chemin et elle avait quitté la Mer d’Azur pour gagner l’île de Shaktan. Lawler ne savait pas très bien si elle avait quitté Simbalimak sous la pression des Gillies ou parce que sa liaison s’en était allée à vau-l’eau, et il préférait ne pas poser de questions.

De Shaktan à Velmise, de Velmise à Kentrup et finalement de Kentrup à Sorve ; une vie instable et, semblait-il, pas particulièrement heureuse. Il y avait toujours une nouvelle question après la dernière réponse. De nouvelles tentatives pour pénétrer les secrets des Gillies et de nouveaux ennuis ; de nouvelles liaisons qui n’avaient rien donné ; une existence solitaire, fragmentée, vagabonde. Pourquoi était-elle venue à Sorve ?

— Pourquoi pas ? Je voulais quitter Kentrup et Sorve était une destination possible. Elle n’était pas très éloignée et il y avait de la place pour moi. J’y serais restée un certain temps, puis je serais allée voir ailleurs.

— Et tu comptais vivre ainsi le reste de ton existence ? Passer un certain temps quelque part, puis aller voir ailleurs et repartir au bout d’un certain temps ?

— Oui, je suppose.

— Qu’est-ce que tu cherchais ?

— La vérité.

Lawler attendit sans faire de commentaire.

— Je crois toujours au fond de moi qu’il se passe sur cette planète quelque chose dont nous n’avons pas idée. Les Habitants ont une société unitaire. Elle ne varie pas d’une île à l’autre. Et il existe un lien entre chacune de leurs communautés comme entre les Habitants et les plongeurs, les plates-formes et les bouches. Et même entre les Habitants et les poissons-taupe, autant que je puisse en juger. Je tiens à découvrir ce qu’est ce lien.

— Pourquoi cela te tient-il tellement à cœur ?

— C’est sur Hydros que je vais passer le reste de mes jours. N’est-il pas logique de vouloir connaître de son mieux la planète où l’on vit ?

— Tu ne trouves donc rien à redire au fait que Delagard ait détourné le navire de sa route et nous oblige à le suivre ?

— Non. Plus je voyage sur cette planète, mieux je la comprends.

— Tu n’as pas peur d’aller jusqu’à la Face ? De naviguer dans des eaux totalement inexplorées ?

— Non… Si, rectifia-t-elle après un silence, peut-être un peu… Bien sûr que j’ai peur. Mais seulement un peu.

— Si certains d’entre nous essayaient d’empêcher Delagard de mener son projet à bien, accepterais-tu de te joindre à eux ?

— Non, répondit-elle sans hésitation.

La Face des eaux
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